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Le village grec de Paomia

Sortie Découverte - Le 27/04/2008 - Lieu : Du côté de Cargèse

C’est au coeur des Deux Sevi ensoleillées qu’une bonne soixantaine d’Amis du Parc se retrouvèrent pour cette nouvelle sortie Découverte du printemps 2008.
Nous attendait à Cargèse, fidèle d’entre les fidèles, notre ami historien Francis Pomponi. Pour la circonstance, il était accompagné de Claude Arrighi, érudit passionné par l’histoire de sa région et auteur de nombreuses études la concernant.
Le programme de la journée se déclinait en deux parties : le matin, une visite de la région de Paomia et l’après-midi celle du couvent de Vico.
La caravane des Amis emprunta donc la départementale 181 qui s’élève au dessus de Cargèse par des lacets audacieux laissant entrapercevoir, ça et là, toutes les splendeurs du golfe de Sagone.

Un rappel historique sur l’histoire troublée de la région s’impose si l’on veut en comprendre l’aspect présent.
A l’époque Pisane, les quatre pièves de Paomia, Salogna, Sevendentro et Sia constituent, pendant plusieurs siècles, non seulement le cadre de la vie religieuse mais encore celui de la vie publique et sociale des autochtones. Au sein de ces structures s'affirment solidarités et sentiment de commune appartenance. Jalons de foi, les églises piévanne situées au carrefour de voies de passage ou équidistantes d'habitats temporaires focalisent l'épanouissement de l'art roman. Ainsi, les églises paroissiales dédiées à San Ghjuvan Battista à Paomia, Sevendentro, Sia et à San Marcello (19,Salogna), construites au XIIe siècle, sont complétées au XIIIe siècle par un réseau de petites chapelles rurales, tissant un maillage paisible de spiritualité.
Sous l’emprise génoise, ces temps de paix relative font place à des troubles qui traverseront les siècles jusqu’à la Révolution française.
Au XVe siècle, l'histoire de la région se confond avec celle de la Maison de Leca qui tente de restaurer son pouvoir et d'étendre son autorité à l'ensemble de l'île, mais qui se heurte au parti aragonais et à son chef, le seigneur Vincentello d'Istria, ainsi qu'à la puissance génoise et à l'hostilité d'autres clans cinarchesi.
Au cours des années suivantes, les luttes pour la domination de l'île ne cessent de se multiplier et les désordres féodaux de s'accroître. Sous l’administration de l’Office de Saint-Georges, en 1454, les seigneurs de Leca prêtent serment de fidélité à ce nouveau maître qui confirme leurs droits de feudataires. Cette soumission est cependant éphémère. Les deux parties, confrontées à une divergence d'intérêts sans cesse croissante, vont en effet se livrer une guerre implacable jusqu’en 1460 où, après avoir vaincu les feudataires une nouvelle fois insurgés contre son autorité, la Banque de Saint-Georges ordonne le dépeuplement, des pièves de Sia et de Sevendentro, partisanes des seigneurs rebelles, ainsi que le démantèlement des places fortes.
Un personnage important apparaît alors : Giovan Paolo de Leca. Ce dernier fait allégeance à l'Office qui l'investit en retour du vaste fief de ses ancêtres, s'étendant des plaines d'Ajaccio aux confins de la Balagne. Son autorité est ainsi appelée à s'exercer sur l'une des seigneuries les plus peuplées mais quand on sait que les communautés rurales disposent, pour leur part, de grands espaces collectifs appartenant aux pièves, ses possessions propres sont relativement faibles. En 1487, il se révolte contre la Banque de Saint-Georges. Après avoir remporté quelques succès et été élu comte de Corse, il est défait à plusieurs reprises. Alors que ses châteaux sont successivement attaqués, Giovan Paolo négocie sa reddition avec les représentants de la Banque de Saint-Georges, en septembre 1487 et obtient de quitter librement l'île pour la Sardaigne. L’année suivante, Giovan Paolo de Leca, réconcilié avec son cousin Rinuccio de Leca, tente de reprendre le contrôle de sa seigneurie, débarque dans le golfe d'Ajaccio et recompose ses forces. Les premiers combats menés contre les troupes génoises sont favorables à son camp, puis la fortune des armes lui devient contraire et le conduit de nouveau à l’exil en Sardaigne.
Cette Terre des Seigneurs ne connut pas pour autant de répit malgré le crépuscule de la domination de la Maison de Leca. L’Office exerce une répression sévère à coup de bannissements et d’annexions foncières, fait dévaster par ses troupes toute la contrée, détruire maisons et cultures, mettant aussi en oeuvre une véritable politique de désertification du territoire, puis ordonne la destruction des forteresses de Foce d'Orto, Ghjineparu et Rocche di Sia, derniers symboles du pouvoir seigneurial. La plupart des communautés du Sia durent se réfugier en Balagne et ce n’est que plusieurs décennies plus tard que l'Office de Saint-Georges les autorisera à se réinstaller sur leurs terres, après prestation d'un serment de fidélité.
Les épreuves subies par les populations changèrent de nature au XVIe siècle avec la montée du péril barbaresque. En raison d'une insécurité croissante, des zones littorales avaient été désertées dès les premières décennies du XVIe siècle, les habitants se repliant vers des villages de hauteur. Ainsi, la piève de Paomia ne comportait plus que cent cinquante feux. Pour tenter de contrer les périls, la Banque de Saint-Georges décide, au milieu du XVIe siècle, de faire fortifier le golfe de Porto par l'érection du fortin de Girolata et de la tour de Porto, en concédant pour ce faire des terres du Sia à des patriciens génois groupés en sociétés. Mais cela se révèle insuffisant pour calmer l’ardeur des barbaresques qui profitent, notamment, des désordres provoqués dans l'île par la "guerre des Français" (19,1553-1559) puis des luttes de Sampiero Corso contre l'autorité génoise (19,1564-1567) pour intensifier leurs incursions dévastatrices qui entraînèrent la désertification totale de la piève de Paomia à la fin du XVIème siècle. Un dernier effort de la République de Gênes, conduit à ériger, aux frais des communautés rurales, six nouvelles tours : Omigna, Cargèse, Orchinu, Capu Rossu, Gargali et Elbo. Mais ce n’est que dans les dernières décennies du XVIIe siècle que les barbaresques desserrent véritablement leur étreinte, autorisant, alors, une recomposition de l'habitat.
Gênes décide d’inféoder, en 1630, l'ancienne seigneurie de Leca afin de développer ce territoire et d'y établir chaque année, pendant onze ans, dix familles d’agriculteurs. Tollé général des communautés privées de la jouissance de terres littorales collectives, mais les feudataires échouent dans leur entreprise de mise en valeur et ces contrées retournent à l'abandon, ainsi que le fait apparaître, en 1671, le rapport du lieutenant de Vico qui vint faire l’inventaire des lieux et décrit les dix hameaux de Paomia, comme une zone abandonnée mais pleine de potentialité.
A la question de savoir comment mettre ces terres en valeur parvient un début de réponse dans le phénomène méditerranéen de l’exode des grecs, suite à l’oppression ottomane.
Déjà en 1663, des pourparlers conduits par l’évêque de Vitylo, avec le gouvernement de Gènes débutèrent et devaient durer douze ans. La Sérénissime concédait aux émigrants en Corse, le territoire de Paomia à la condition que les Grecs reconnaissent la suprématie du Pape.
En 1675, la Commission des Stephanopoli étant revenue satisfaite du territoire concédé à Paomia, et huit cents émigrants, dont cent vingt moururent pendant la traversée, embarquèrent pour un voyage de trois mois qui les amena jusqu’à Gênes.
Au printemps 1676, trois galères génoises amenèrent les colons qui construisirent de nouveaux hameaux. Par un labeur acharné, les Grecs transformèrent la contrée qui fut la mieux cultivée et la plus riche du pays alentour et pendant une cinquantaine d'années, ils vécurent en bonne intelligence avec leurs voisins corses, malgré un sentiment de dépossession légitime que ces derniers ressentaient à l’encontre des nouveaux occupants.
Le paysage se transforme et l’apparition de jardins, de vignes, d’oliveraies conquérantes grâce à la greffe des oléastres, de cultures de mûriers, apportent à cette région si souvent meurtrie, une touche apaisante de civilisation.
Le renouveau du territoire est fragilisé par les troubles des "Révolutions de Corse". En 1730, lors d'émeutes paysannes, des habitants du Vicolais, revendiquant la possession collective des terres de Paomia, "utilisées de temps immémorial par leurs aïeux", attaquent à plusieurs reprises la colonie grecque, fidèle à la Sérénissime République, avant de dévaster totalement son territoire en 1731, la contraignant à s'enfuir et à se réfugier à Ajaccio pour un nouvel exil de quarante trois ans. En 1768, les troupes génoises amènent leurs drapeaux que remplace aussitôt, sur la citadelle d'Ajaccio, le drapeau du Roi de France. Les Grecs, après Ponte Nuovo, font allégeance aux français et se battent pour retrouver leur terre. Ils forment alors un régiment que le Comte de Marbeuf incorpora dans ses troupes et en 1774 les Grecs obtiennent le territoire de Cargèse en compensation de la perte de Paomia. Le Comte de Marbeuf y fit construire, par le Génie, cent vingt maisons. A la Révolution, le château de Marbeuf est rasé par les Jacobins de Vico et de nouveau, les Grecs doivent partir à Ajaccio pendant quatre ans. Ils sont ramenés à Cargèse sur l'ordre du Directoire et deux tiers des Hellènes consentent à y revenir. Avec l’Empire, Cargèse compte mille habitants dont trois cent cinquante corses et dont l’intégration permet enfin au village de vivre à jamais en paix.
Ce rappel succinct de la tourmente qui agita, des siècles durant ces lieux, permet de comprendre cet habitat dispersé et de faible importance.
Arrivés sur une éminence envahit par un océan d’asphodèles en fleurs, la chapelle San Ghjuvan Battista nous attendait dans l’air lumineux du matin. Datée d’environ de l’an 1120, ses murs de granit superbement appareillés portent le témoignage de remplois plus anciens, témoins le style des archivoltes des fenêtres gravés de traits concentriques et celui d’un claveau de l’arc absidal très différent des autres. En effet, ce dernier est décoré en plat-relief de la croix et l’Agneau de Dieu, typique du Xème siècle.
Monsieur Arrighi nous rappela que cet édifice, visité par Mérimée en 1839, a connu également un démantèlement et nombre de ses pierres furent malheureusement emportées par les autochtones.
Quant à l’église paléochrétienne dont sont issus les fragments de remploi, elle n’a pu être localisée, malgré les quelques tuiles romaines retrouvées non loin de là.
Reprenant la départementale, quelques hectomètres plus loin, nous nous arrêtâmes à la chapelle romane Sant’Elia, restaurée partiellement en 1994.
L'abside entière a été reconstituée. Le cul de four a été rebâti ainsi que l'angle sud-est qui présente désormais des pierres neuves. L'archivolte a repris sa place et pour la couverture du pignon et de l'abside des plaques de lauze ont été posées par un ouvrier spécialisé. Enfin, le mur sud de la nef a été consolidé. Autant de tâches exemplaires que l’on souhaiterait bien plus nombreuses.
Sur une éminence dominant Cargèse et embrassant tout le panorama allant de Capu di Feno à Capu Rossu, Francis Pomponi se livra avec sa maestria coutumière à une causerie sur l’histoire de ces lieux. Propos auxquels les tours génoises, que nous dominions de plus de mille pieds, semblaient souscrire par une mystérieuse inclinaison de consentement.
A l’issue, un déjeuner fut pris au village de Rondolino, près de l’église Notre Dame de l'Assomption, achevée par les Maniotes en 1678.

Une fois restaurés, les Amis du Parc se dirigèrent sur Vico pour rendre visite au couvent des frères mineurs observants, dit couvent Saint François.
Cet édifice, construit en 1481 par Giovan Paolo de Leca qui obtint l’autorisation du Pape et du vicaire local, fut le seizième couvent de l’île.
On sait que le 20 juin de cette année là, Gratianus, notaire à Vico, se déplaça officiellement à Paratella pour y signer l’acte de donation des terres destinées à la construction du couvent Saint François. Mais le généreux fondateur dut faire face très vite à des revers militaires et partit pour l’exil. Le couvent se vit contraint de chercher alors sa survie dans le jardinage, l’arboriculture et l’élevage, tandis qu’une importante garnison génoise vint s’installer à Vico.
Rappelons que jusqu’au XVIème siècle, les couvents franciscains de Corse n’étaient que de simples lieux de vie et que le bâtiment actuel, profondément remanié au siècle suivant, a considérablement bouleversé l’ordonnancement primitif.
En effet, en 1627 débute la construction du nouveau couvent pour laquelle toutes les communautés de la juridiction de Vico furent sollicitées, malgré un contexte défavorable occasionné par plusieurs mauvaises récoltes successives.
A la révolte de 1729, ce fut un lieu de consulte des insurgés et les travaux, maintes fois suspendus, s’échelonnèrent jusqu’en 1785 pour arriver enfin à la forme en U actuelle.
La Révolution, dans son œuvre destructrice, a seulement permis de conserver le maître-autel dont le tabernacle daté de 1698 est en marqueterie de marbre, le grand Christ en bois dit Franciscone qui était porté en procession aux heures de calamité publique, une statue de Saint Antoine de Padoue en bois peint polychrome, un meuble chasublier datant de 1664, une paire de prie-dieu en bois de la fin du XVIIème et une fontaine de sacristie en marbre.
La décision de mise à la disposition de la Nation des biens du clergé, prise par l’Assemblée Constituante en 1789 sonne le glas de la présence des franciscains en tant que tels. Malgré une présence discrète de ces derniers, le couvent est vendu aux enchères en 1836 et cédé à la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée, avec charge de l’église. Ainsi prit fin une présence franciscaine de trois siècles et demi.
Après un retour sur cette histoire du couvent donné par Francis dans la cour intérieure même, nous pûmes en emprunter la partie publique qui permet au visiteur d’arpenter les couloirs déambulatoires desservant les cellules des frères, de parcourir la pièce de réception aménagée par Mgr Casanelli d’Istria, de contempler maints ouvrages précieux comme ces psautiers, registres d’antiennes, missels, que tant de yeux parcoururent, où tant de cœurs s’émurent, où tant d’âmes s’élevèrent.
A chaque pas dans ces saints lieux comment ne pas sentir sourdre des murs ce que tant de vies de prière et de piété ont imprégné ?
Redescendant sur Sagone, nous pûmes entendre les vantaux des Deux Sorru se refermant majestueusement derrière nous. Ainsi s’acheva notre journée d’immersion dans cette histoire de Corse, moins faite d’heurs que de malheurs, de paix que de troubles, de justice que d’iniquité.