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Les mers de Figari, comme les surnommaient les anciens corailleurs, sommeillaient toujours dans la litière d’albâtre des Bouches, quand les Amis du Parc abordèrent le rivage de la cala di Furnellu, début de leur balade découverte dans l’extrême sud.
Un clapot tout juste bon à contrarier la toilette matinale d’un bernard-l’hermite peignait patiemment, du murmure caressant du flux et du reflux, les posidonies alanguies sur le rivage.
Une sente invitait le promeneur à un foulage d’iode et de senteurs végétales sous le regard vénérable de genévriers multi centenaires, tandis que le réveil de la flore aux premiers rais qui enjambaient la Sardaigne donnait le signal de la collation au peuple laborieux de la faune rampante ou ailée.
Sous la conduite de Geneviève, directrice de l’association, les participants furent initiés à des travaux pratiques de botanique ambulatoire. Ainsi, au détour d’une sinuosité feuillue, un massif de bruyère exhibait sans rougir ses fleurs relâchées que de prudes arbousiers recouvraient de leurs feuilles pudiques, plus loin des cistes de Montpellier engluaient par surprise les téméraires qui osaient les caresser, des myrtes ivres de leur liqueur en devenir déposaient sur les passants tant d’essences aromatiques que l’air en devenait comme inflammable, des lentisques réveillés par le piétinement baillaient en faisant trémousser leurs drupes rouges.
Des pauses furent ménagées car beaucoup d’entre-nous, étourdis par ce maelström olfactif et ce kaléidoscope de couleurs, titubaient devant une telle bacchanale de stimuli.
Pour ceux qui n’avaient pas encore succombé totalement à cette bucolique ivresse, Geneviève présentait grâce à sa loupe des miracles de constructions chlorophylliennes, des mondes en miniature que le promeneur pressé, en général ignore et foule sans vergogne.
Ainsi romulées, silènes, euphorbes, arums, serapias, crocus, lupins prenaient formes, parfums et couleurs dans l’herbier naturel du sentier.
Pour ceux qui se refusent encore à croire que la Nature possède une âme, nombre d’entre nous peuvent témoigner que nous vîmes des asphodèles faire révérence à notre approche. Et s’il fallait encore une preuve, que dire de la déférente génuflexion des férules, constatée à maintes reprises, au passage des gentes dames ?
A mesure que nous progressions sur le sentier où notre immersion devenait toujours plus profonde, Geneviève initia quelques sublimes volontaires à une expérience d’isolation sensorielle consistant à leur bander les yeux le temps d’une progression purement olfactive et sonore, puis leur ouvrir bien plus loin une fenêtre sur un autre monde que celui sur lequel la nuit était tombée. Au-delà du côté comique de la déambulation maladroite des cobayes, le côté naïf et simple de leur émerveillement avait quelque chose de touchant !
De beaux esprits prétendirent même que les cytinelles auraient guidé ce beau monde, dans les méandres du chemin, de leur jalon fluorescents ?
En cette radieuse matinée, il nous semblait que les arbrisseaux, visités courtoisement par les abeilles et les papillons, célébraient à l’unisson le sacre du printemps et ça et là des coussinets fleuris, harmonieusement sculptés par les vents apportaient une palette chromatique gracieuse entre le vert dominant de la végétation et le bleu roi de l’immensité liquide.
Alors, nous pûmes voir, incrédules, des genêts dorés conversant avec des romarins de la pluie et du beau temps, des lavandes, chatouilleuses comme elles sont, pouffant du frou-frou des frelons, des salsepareilles, sous la brise marine, jouant fébrilement une partie de cartes de leurs feuilles de pique et de cœur, des tamaris lointains nous faisant de grands signes amicaux de leur drapé rose.
Au bout de la presqu’île nous attendait solidement assise là sur un chaos granitique, depuis quatre cent deux ans, la tour d’Olmeto, une des dernières constructions de guet du littoral que la République de Gènes construisit sur l’île.
Comme sa consoeur de Roccapina qui date elle de 1610, elle fut érigée pour effectuer une vigilance sur ce que l’on nommaient les mers de Figari, secteur allant des bouches de Bonifacio jusqu’au golfe du Valinco, dans lequel les corailleurs accrédités tentaient de récolter quelques branches du mythique or rouge par le truchement de la croix de Saint-André. Ce dispositif causa bien des ravages sur les fonds marins, les bouts de corail pris dans les filets ne représentant qu’une infime partie de ce qui était arraché.
Quoi qu’il en soit, la convoitise des barbaresques, leurs fréquentes incursions et notamment le sac de Sartène de 1583 où quasiment toute la population fut amenée en esclavage, obligèrent les autorités à doter cette partie de l’île, relativement peu occupée, de tours littorales.
D’autres constructions avaient déjà été envisagées comme sur la presqu’île de Capo di Feno, dernier promontoire avant le monumental préside bonifacien.
La tour d’Olmeto, d’une taille moyenne d’environ dix mètres, comporte comme toutes ses semblables un lieu de vie rudimentaire et accessible par une porte située au dessus du cordon.
Pour tout confort, une cheminée, quelques niches, une citerne d’eau croupie, des meurtrières d’où tombait une clarté blême et par où devait hurler le vent d’hiver, à la morsure terrible en ces lieux et en cette fin du petit âge glaciaire que connu l’Europe.
Une maigre solde, une nourriture de misère, l’isolement total, le risque permanent d’une attaque, une hygiène détestable, les épidémies colportées par des embarcations que les torregiani devaient contrôler, les accidents invalidants, les fièvres malignes voilà de quoi compléter le tableau terrible de ces temps qui ne le sont pas moins.
On a peur d’imaginer seulement ce que devait être le tour de garde, quand au bout de l’échelle meunière, la langue froide et humide de la nuit happait le soldat pour de longues heures à surveiller l’horizon blafard d’une nuit sans lune, où les craquements sinistres des arbres pouvaient couvrir l’approche d’un ennemi impitoyable.
Comment croire que tout cela se passait dans l’exact endroit où nous nous trouvions, au milieu de dame Nature qui étalait pour nous sa robe fleurie, bercés de la longue complainte du ressac, et des larmes d’iodes qu’il nous lançait ?
Confortablement installés sur les mêmes boules granitiques où s’assirent les torregiani, nous prîmes un simple repas qui pour ces pauvres créatures eut été un festin de prince. Là encore, il est bien mal aisé de percevoir la chance de vivre en notre temps !
Sur le chemin du retour, nous nous arrêtâmes près d’un étang où nous pûmes goûter des salicornes. Plat ridiculement insipide pour les humains du XXIème siècle, régal de fraîcheur pour nos amis des tours, o tempora, o mores !