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L’automne sied vraiment à la Castagniccia n’en déplaise à Monsieur Hugo quand il prétendait qu’à cette saison « les longs jours sont passés ; les mois charmants finissent. Hélas ! Voici déjà les arbres qui jaunissent ! ». Qu’à cela ne tienne, ce charme roussâtre met une touche ineffable de romantisme aux clochers qui se devinent désormais aux travers des frondaisons éparses et c’est sous celui de Verdese que les Amis du Parc s’étaient rassemblés comme autant de cigognes de passage.
Après une collation offerte par la municipalité représentée par son maire, Monsieur Antoine Quilghini, celui-ci nous souhaita la bienvenue dans sa commune pour laquelle il œuvre à maintenir une attractivité économique, associative, culturelle, sociale suffisante pour que la vie s’y maintienne, malgré le phénomène de dépeuplement enregistré globalement dans cette belle région.
A l’issue de cette allocution, les Amis se transposèrent à quelques kilomètres plus haut, dans le hameau de Pietricaggio, où le Parc Naturel Régional de Corse a implanté à la fin des années 90 une maison du Parc, au sein d'une bâtisse traditionnelle admirablement restaurée. Outre des bureaux et des logements pour les chercheurs, on y trouve dans son rez-de-chaussée, un atelier d'ébénisterie où l'on fabrique du mobilier typique en bois de châtaignier.
C’est dans ce cadre bucolique que le docteur Simon-Jean Raffalli, ancien conseiller général et administrateur aux Amis du Parc, nous conta l’histoire de l’arbre béni entre tous sous ces latitudes : le châtaignier.
Même si l’arbre poussait déjà en ces lieux de manière naturelle, son implantation à grande ampleur remonte à l’année 1548 où la République de Gênes, par le biais de son gouverneur bastiais, décrète pour tout propriétaire terrien, l'obligation annuelle de greffer ou de planter quatre arbres fruitiers : figuier, mûrier, olivier et châtaignier, ainsi que celle de semer des céréales et de planter des légumes. Tout contrevenant étant assujetti à une amende de trois livres et cet « arbre à pain » nourrit tout un peuple durant les quatre siècles de troubles et de misères qui suivirent. Simon-Jean rappela l’universalité de l’utilisation de ce bois « du berceau au cercueil » en passant par tous les meubles, les outils, les ustensiles. Sa longévité qui peut atteindre mille ans est exceptionnelle mais cet arbre ne donne son plein rendement qu’au bout d’une bonne trentaine d’années. Un proverbe ne dit-il pas « châtaigne, châtaigne, celui qui la plante, jamais ne la mange ».
Hélas, aujourd’hui la châtaigneraie est malade et son exploitation en déclin. Il est vrai que la dureté de la vie d’antan n’est pas faite pour susciter des vocations dans une région où la mécanisation est impossible de part son relief. Et Simon-Jean de nous conter que c’était en juillet que l’on récoltait le bois pour l’alimentation du fucone qui allait sécher les châtaignes et dans ce but un vieil arbre qui ne ferait plus d’enfant était sacrifié. Le bois étant transporté à dos de mule sur des sentes impossibles. Au mois d’août, on nettoyait encore une fois les sous-bois à la faucille afin de faciliter la récolte à venir. A l’approche de celle-ci, on sonnait les cloches pour donner le signal du retrait des animaux et en octobre débutait cette tâche longue et harassante, où les fruits étaient ramassés dans a sporta (19,panier renforcé en … châtaignier) pour être étalés sur a grate, séchoir au dessus du fucone alimenté jour et nuit. Là, commençait le séchage qui allait durer 20 jours durant lesquels les fruits étaient régulièrement retournés pour parfaire l’opération. Quand la peau devenait craquante, on les disposait dans un sac épais et on les battait une quinzaine de fois pour pulvériser cette première peau. Le tout était tamisé puis enfourné dans un four tiède où elles séjournaient encore deux jours et de nouveau battues afin que l’on puisse ôter au couteau les résidus de la seconde peau. Venait ensuite l’opération délicate de la meunerie, assujettie à la bonne rotation de la meule et à la qualité des châtaignes. Les moulins fonctionnaient à la force hydraulique qui ne faisait pas défaut et le meunier avait l’oreille suffisamment fine pour savoir si l’opération se déroulait sans encombre. Enfin, Simon-Jean rappela qu’un contrat moral régissait l’opération : la farine était répartie entre le propriétaire des fruits, le propriétaire du moulin, le meunier, et le propriétaire des châtaigniers.
Et comment ne pas se souvenir de la madeleine de Proust, quand le docteur nous disait, la voix étreinte d’émotion, que la première farine était consommée durant la période de Noël.
Monsieur Paul Battesti, maire de Nocario et Pantaléon Alessandri, ébéniste local, nous parlèrent ensuite de la filière bois et de toutes les productions locales, qu’elles soient en hêtre, noyer ou châtaignier. Chaque essence possède ses spécificités, ses avantages et ses inconvénients. Le noyer était réservé aux meubles d’apparat ou d’église, le hêtre davantage aux chaises et le châtaignier à une multitude d’objets : pétrins, bancs, landaus, coffres, lits, etc… Chaque piève se spécialisait dans une production donnée, ainsi Valle d’Orezza dans les pipes, Polveroso dans les vanneries, Carpinetu dans les filages, Verdese dans les tamis, Nocario dans les chaises…
Une visite de la maison du Parc termina notre visite en ces lieux authentiques, enserrés par un incendie de verdure sous l’ombre tutélaire du San Petrone.
En ce beau dimanche d’automne, nombre d’entre-nous déjeunèrent à l’extérieur, dans l’air cristallin de la Castagniccia qui se souvenait qu’hier coulait encore l’été.
Au second coup de la cloche, les fidèles des Amis du Parc se retrouvèrent en l’église de Verdese où Francis Pomponi allait les entretenir de l’histoire de la piève d’Orezza. Quand on connaît la passion de Francis pour communiquer sur les chroniques touchant à son île, on peut aisément imaginer celle qu’il mit à nous entretenir de celle de sa région !
Il rappela que la piève était une unité de vie problématique de l’organisation de l’espace au Moyen-âge et que celle d’Orezza était très peuplée. Ainsi, Monseigneur Giustiniani, de passage dans la région en 1535, y relèva cinquante-cinq lieux vie. Ici, comme ailleurs, on constatait un regroupement autour d’une maison-forte appartenant au seigneur, c’est le processus d’incastelamento, phénomène classique, bien connu dans le monde méditerranéen dont l'avantage défensif et stratégique était indéniable.
Après le décret de 1548 cité plus haut, Gênes mit en œuvre à partir de 1638, la politique de Coltivatione visant à procurer une autosuffisance alimentaire à la Corse voire une capacité d’exportation, par le biais d’incitation à la plantation d’arbres fruitiers et notamment du châtaignier. Mais dans une piève qui dépassait déjà mille feux dès le 16ème siècle, se profilait de manière particulièrement latente le spectre de la disette. A cela et comme si tous ces maux n’étaient pas suffisants, le petit âge glaciaire apparu dès le milieu du 16ème siècle, occasionna de piètres récoltes et une crise frumentaire durable. Pour y faire face, il ne restait que l’exutoire de l’émigration auquel les autochtones recoururent en désespoir de cause. Pour donner un exemple de la dureté des temps, Francis nous narra la pratique avérée des bergers du Niolu qui devaient conduire leurs troupeaux en vaine pâture, dans les sous-bois de Castagniccia, après la récolte des châtaignes.
Francis souligna l’apparition progressive de la paroisse et de la communauté lors du 17ème siècle, les deux entités étant intimement tributaires de l’arbre nourricier. Une question resta en suspens : le châtaignier avait-il la même importance à l’époque médiévale alors qu’il n’était pas encore greffé ?
A travers les âges, il a été constaté maintes fois que la misère rend les gens industrieux. Ainsi, dès le 17ème, débuta l’âge d’or de l’artisanat du bois, de la poterie, de la vannerie, des arts du feu et des armes. Autre exemple de cette pugnacité : les tragulini de la Castagniccia sillonnaient la Corse à dos de mule, pour vendre les produits de cette industrie et l’on sait même qu’ils se rendaient à des foires en terre ferme. Ce siècle marque aussi l’apparition de deux classes sociales antagoniques : les propriétaires dont les titres étaient garantis par le pouvoir génois et les journaliers, qui n’avaient que leur force de travail à offrir pour subsister.
Le 18ème siècle fut profondément marqué par la logique de pensée des physiocrates, pour lesquels la seule richesse provient de la terre et la Castagniccia connut une exploitation de chaque parcelle arrachée miraculeusement à la pente abrupte.
Avec le 19ème, le doublement de la population en cent ans, condamna nombre d’insulaires de la région à émigrer dans les nouvelles colonies conquises par le second Empire. Mais à la fin du siècle, la région fut encore une fois sinistrée par la mécanisation qui permit une surexploitation du châtaignier destiné à fabriquer le tanin dans les usines sises au bord du Fiumalto. La châtaigneraie paya un lourd tribut à cette industrie tout autant polluante que destructrice.
Et Francis, pour terminer rappela qu’à ce cortège d’épreuves, il reste à ajouter la terrible saignée de la première guerre mondiale qui a privé la région de ses forces vives.
Ainsi prit fin cette fresque incroyablement imagée que Francis déroula durant presque deux heures à un auditoire pour le moins hypnotisé par le réalisme de l’intervenant, qui semble avoir cheminé dans ce chapelet de siècles comme un témoin privilégié.
Pour mettre un point d’orgue à cette passionnante journée, nous nous transportâmes à la source d’Orezza, où Simon-Jean et Francis nous narrèrent brièvement son histoire. Connue depuis l’occupation romaine, mentionnée par les Chroniqueurs, remarquée par la Sérénissime République de Gênes, fréquentée par Pasquale Paoli, son vrai démarrage remonte au second Empire où les élégantes venaient prendre les eaux tandis que leurs salles de bains, douches et massages, étaient très prisés des curistes. On prétendait que l'eau thermale soignait les cas d'anémie, les troubles du système nerveux, le paludisme, les affections du foie et des reins. Plus tard, on envisagea d’y aménager un centre de convalescence pour les soldats coloniaux ! Aujourd’hui exploitée dans des conditions sanitaires ultramodernes, elle connaît un grand succès dans l’île et au-delà.
Ainsi s’acheva cette si riche et si dense sortie, et tous les Amis du Parc en revenant vers la plaine, perçurent le lourd vantail de cette Castagniccia intemporelle se refermer majestueusement sur eux. Il n’y en eut pas un seul qui ne jura d’y revenir.